09-05-2020, 11:12:35
Ivanovic, lâemprise et la maîtrise
Entraîneur du Limoges CSP 1999-2000, le coach monténégrin a marqué le club de son empreinte. Intransigeant, obsédé par le travail et le jeu, Dusko Ivanovic a tenu son groupe dâune main de fer et offert trois titres au club, quand lâédifice tombait chaque jour un peu plus en morceaux.
Il nâa pas tremblé, pas vacillé ni même esquissé le moindre geste. Autour de lui, les murs se fendent, le club sâeffondre. Le siège social est un repaire de miséreux qui mendient le sou, qui raclent les tiroirs pour «nourrir la bête» un ou deux jours de plus en espérant un miracle. Le Limoges CSP traîne à terre ses flancs meurtris et sue à grosses gouttes ses gloires passées et ses délits cachés. Depuis le 10 janvier 2000, la saison nâa plus vraiment de sens. Chaque jour est une fin de vie et on tend lâoreille, par réflexe, dans la crainte dâentendre sonner lâhallali. Pourtant, un homme reste fixe. Campé. Inébranlable. Dusko Ivanovic a 42 ans. Il est un jeune coach qui a fait ses premières classes sur un banc suisse, à Fribourg. Ainsi présenté, ça ne claque pas au nez. Mais il est surtout le fils spirituel dâun certain Bozidar Maljkovic, lâenchanteur serbe qui a porté aux nues européennes le CSP un 15 avril 1993, offrant au sport collectif français son premier titre de champion dâEurope. La descendance a du grain. Le joueur Ivanovic en a récolté de beaux fruits, remportant, en tant quâarrière du grand Split, deux titres européens majeurs en 1989 et 1990.
Quand il arrive en Limousin, à lâété 1999, le Monténégrin au regard dâacier sait déjà où il va. Limoges, il connaît même un peu, puisquâil y joua, toujours sous les ordres de Maljkovic, cinq matches à la sauvette en début dâexercice 1992-1993, en tant que joker médical de Jurij Zdovc. Un passage éclair mais remarqué, à plus de 14 points de moyenne. Ceci est pour lâanecdote. Le fond de lâaffaire est ailleurs, plus profond, dans une posture austère, une exigence froide, des convictions incassables, où il semble avoir scellé le trésor. Aux premiers temps, cela va désarçonner le groupe et lever les boucliers de lâinimitié. « Physiquement, la préparation est très dure. à Font-Romeu, on va faire le footing à 6 heures du matin, sans petit déjeuner. On est tous très surpris. On pense quâil est complètement barjot ! Il nous dit : âMa porte est ouverteâ, mais en fait, elle est fermée. Il est intraitable. On souffre beaucoup au début », raconte Jean-Philippe Méthélie.
De par son statut de capitaine, Yann Bonato est au parfum. Il doit adhérer, relayer, ne pas broncher. « La relation avec Ivanovic est très professionnelle, très respectueuse. Câest un jeune coach, qui nâa pas encore le recul par rapport à la quantité. Physiquement, je trouve cela exagéré. Mais je sais pourquoi. Câest mon troisième ou quatrième coach âyougoâ. Je sais ce quâil attend de moi. Dès le début de saison, il me parle dâexemplarité. Câest très pro », se souvient Bonato. Très vite, Dusko Ivanovic attire les foudres et concentre la fronde en sourdine de la quasi-totalité de lâéquipe. Mais il nâen a que faire. Lâemprise est presque totale, sans concession. Le coach a les codes. Il sây tient. Dans lâavion, il somnole le buste droit, les bras croisés. Ce nâest pas un simulacre, câest une partition. Quand le club implose, il nây a quâun endroit où la déflagration nâest pas entendue, où lâon souffle la vie, câest au palais des sports de Beaublanc. Là -bas, chaque samedi on joue les pièces mises en scène par Dusko Ivanovic. Pour tous, cette saison est dâabord une incroyable aventure humaine, une quête dâabsolu dans un lacis de sentiments contraires. Câest précisément ce qui va tendre et forger la relation entre le coach et ses joueurs tout au long de lâannée et, plus radicalement encore, à partir de janvier quand, autour de lâéquipe, câest la débandade. Lâavenir est en lambeaux, le SRPJ cogne aux portes et pourtant, dans lâintimité dâun vestiaire où lâon vitupère sans cesse contre un entraîneur tortionnaire, lâéquipe est en train de se fabriquer un destin. Au cÅur de la tempête, elle gagne huit matches dâaffilée entre la mi-janvier et la mi-février, accepte une baisse de salaires drastique et les joueurs se soudent les uns aux autres.
Ivanovic, lui, ne cède rien, ne concède rien. à Kiev, malgré un succès de plus de 20 points et une qualification en quarts de finale de la Korac, il fait lever ses hommes à 7 heures du matâ, pour deux heures dâentraînement avant de décoller ! «Je me souviens, on a travaillé la défense de zone, se marre Stéphane Dumas aujourdâhui. On lâinsultait à tue-tête, on en avait marre de sâentraîner sans salaire quasiment. Lui disait que ne pas être payé nâétait pas une excuse pour ne pas sâentraîner. » Au tour suivant, au retour dâAnkara, après un réveil à 4 heures du matin et plus de neuf heures de trajet, Ivanovic ne lâche pas ses hommes sur le tarmac et emmène illico sa troupe pour deux heures dâentraînement à Beaublanc. Sans un mot ou presque.
« On lâappelait le requin ! Il avait une tête impassible, jamais un sourire. Dans le vestiaire, pour nous rassurer, âJean-Phiâ (Méthélie) nous disait : âIl ne peut pas nous tuer les gars, il ne peut pas nous tuer !â Chaque fois quâon mettait le cul sur le terrain, on savait quâon allait en chier. Et quand on croyait que câétait fini, câétait son poisson-pilote (lâassistant Drasko Prodanovic) qui prenait le relais : âAllez encore cinq minutes, petits, cinq minutes !â Câétait les minutes yougoslaves, ça durait une demi-heure, câétait du physique, des sauts, des montées de gradins, tu avais juste envie de lâinsulter », raconte David Frigout. Lâhistoire sera rude et chahutée avec Marcus Brown. Lâarrière star du CSP, qui sâest rompu les ligaments croisés du genou une grosse année auparavant, est ici en réhabilitation. En quête de jeu, pas pour martyriser son corps. Les deux hommes sâopposent verbalement, fréquemment. Vingt ans plus tard, Marcus Brown ne nourrit aucune rancÅur. Même sâil nâa pas tout compris, il ne retient que la grande histoire. « Son job était de coacher, mon job était de jouer. Il pensait dâune certaine manière, je pensais dâune autre. On venait de deux mondes différents, mais le basket est universel. Tu nâas pas besoin de parler le même langage pour comprendre le travail qui doit être fait. Et on a fait le travail », résume aujourdâhui lâentraîneur de West Memphis (HS), son ancien lycée.
La relation est sur un fil. Ce sont des funambules. Fin mars, à Malaga, quand le CSP remporte la Coupe Korac, validant ainsi le travail enduré jusquâici, il y a dans les gestes de joie et les éclats de bouteille dâeau le désir, à peine voilé, de se défouler, dâévacuer. La cible choisie naturellement est le coach. « On a tous pris une bouteille dâeau, on a défoncé Dusko comme des cons ! On lâa aspergé avec tout ce qui nous passait sous la main. Mais il y avait des jets dâeau qui partaient un peu violemment» , concède Frigout. « Câest sans doute un peu mesquin, quand on lui jette les bouteilles dans le vestiaire, mais câest tout ce que lâon peut faire. Il a été très durâ¦Â», résume Méthélie. Sur le moment, il y a un sentiment en lisière de la haine. Dâautant quâà chaque retour de déplacement, Ivanovic, lâhomme qui, avec ses joueurs, ne termine jamais ses phrases par un sourire, embrasse comme du bon pain sa femme venue le « cueillir » à lâaéroport de Bellegarde à Limoges. « Il lâenlace, il lui roule une putain de pelle, un truc de malade ! On était sur le cul. Ce nâest pas le gars quâon connaît, qui vient de te laminer pendant des mois, dans tous les sens. Câest surréaliste ! », conte Frigout. « Ce quâil ne nous donnait pas à nous, il le donnait à sa famille. Un robot sur le terrain, de la guimauve dans la vie», confirme Fred Weis.
Mais dans ce rapport de force entretenu, accepté il y a, en creux, une réelle forme de clairvoyance de part et dâautre. Quand Ivanovic martèle, il y a vingt ans : « Câest obligatoire de sâentraîner dur. Si on ne sâentraîne pas dur, on nâest pas prêts, on ne peut pas jouer.» Vingt ans après, les joueurs confessent unanimement que câest bien ce bonhomme aux contours rudes qui les a portés là -haut. Dans lâopposition et la grogne, il leur a forgé un mental, comme le reconnaît Fred Weis aujourdâhui : « Dusko Ivanovic a été exceptionnel. On avait besoin dâun guide et lui nous a tellement verrouillés que finalement on jouait au basket, on était des machines. Câétait bon pour nous, de le détester. Sans cela nous nâaurions pas pu avancer. Sâil avait fait autrement, sâil nâavait été que dans le ressenti et lâaffectif, on aurait explosé en vol. Je remercie Dusko Ivanovic dâavoir été comme ça. Avec le recul, je me dis quâil a eu mille fois raison. Sur le coup, tâes pas payé, tâes stressé, ça ne va pas, tu as besoin dâune tête de Turc : le coach ! Le coach, câest un connard, il nous fait trop travailler. En réalité, il était surtout notre moteur. Merci Dusko, je ne sais même pas comment lui dire⦠»
Et puis, techniquement, tactiquement, le bonhomme est un pointu, un expert. Si Limoges ne présente pas un jeu chatoyant, en revanche tout est pensé, étudié. « Le jeu était très simple, la hiérarchie parfaitement définie. Chacun respectait son rôle », résume Stéphane Dumas. Seul joueur, avant cette saison irréelle, à avoir gagné des titres, Jean-Philippe Méthélie admet que les succès du CSP, cette année-là , ont été bâtis en grande partie par son entraîneur : «On sait tous ce quâon lui doit et on lui doit beaucoup. Il était tellement pointu dans son truc. Un tel niveau de perfection sur chaque joueur, je nâai jamais vu ça, ni avant ni après dans ma carrière.» Pour Yann Bonato, Dusko Ivanovic était de la grande école « yougoslave ». Il avait la fibre. « Ce nâest pas un basket flamboyant, câest un basket âyougoâ, un basket de stratégie, qui te prépare pour les grands matches. Tout ce quâil nous demande, au sens tactique, est dâune précision, dâune intelligence. Dès quâil nous parle de jeu, jâai un immense respect », avoue le capitaine limougeaud, qui devra attendre le dernier match de la saison, celui du sacre de champion à Villeurbanne, pour que son coach le prenne enfin dans ses bras, à quarante secondes de la fin.
Dusko Ivanovic connaîtra dâautres succès ensuite. à Vitoria notamment, où il disputera deux finales dâEuroligue (2001, 2005) et remportera deux titres de champion dâEspagne (2002, 2010). Mais, vingt ans plus tard, lâaventure limougeaude cogne toujours comme une émotion vive, un peu troublée dâailleurs. Ivanovic a visiblement souffert de cette image froide dans laquelle il fut souvent dépeint. Câest par écrit quâil sâest un peu livré, préférant ne pas trop en parler. « Le CSP Limoges a réussi un des plus gros exploits dans lâhistoire du basket, et même dans le monde du sport en général. Câest une histoire de réussite sportive, mais aussi dâabnégation, de noblesse, de force mentale et physique, de moral, mais aussi de sacrifice sportif. En bref, câest une histoire de culmination tant sur le plan sportif que le plan humain. Je porterai toujours le CSP Limoges, la ville de Limoges et les gens que jâai côtoyés dans mon coeur. Après tant dâannées, tous les acteurs et les spectateurs ont évidemment leur propre vision de cette histoire, car elle a été vécue à travers des points de vue très différents. Ceci dit, je suis sûr que toutes ces histoires, quelles quâelles soient, sont toutes belles », écrit-il. La sienne lâest donc aussi...
Entraîneur du Limoges CSP 1999-2000, le coach monténégrin a marqué le club de son empreinte. Intransigeant, obsédé par le travail et le jeu, Dusko Ivanovic a tenu son groupe dâune main de fer et offert trois titres au club, quand lâédifice tombait chaque jour un peu plus en morceaux.
Il nâa pas tremblé, pas vacillé ni même esquissé le moindre geste. Autour de lui, les murs se fendent, le club sâeffondre. Le siège social est un repaire de miséreux qui mendient le sou, qui raclent les tiroirs pour «nourrir la bête» un ou deux jours de plus en espérant un miracle. Le Limoges CSP traîne à terre ses flancs meurtris et sue à grosses gouttes ses gloires passées et ses délits cachés. Depuis le 10 janvier 2000, la saison nâa plus vraiment de sens. Chaque jour est une fin de vie et on tend lâoreille, par réflexe, dans la crainte dâentendre sonner lâhallali. Pourtant, un homme reste fixe. Campé. Inébranlable. Dusko Ivanovic a 42 ans. Il est un jeune coach qui a fait ses premières classes sur un banc suisse, à Fribourg. Ainsi présenté, ça ne claque pas au nez. Mais il est surtout le fils spirituel dâun certain Bozidar Maljkovic, lâenchanteur serbe qui a porté aux nues européennes le CSP un 15 avril 1993, offrant au sport collectif français son premier titre de champion dâEurope. La descendance a du grain. Le joueur Ivanovic en a récolté de beaux fruits, remportant, en tant quâarrière du grand Split, deux titres européens majeurs en 1989 et 1990.
Quand il arrive en Limousin, à lâété 1999, le Monténégrin au regard dâacier sait déjà où il va. Limoges, il connaît même un peu, puisquâil y joua, toujours sous les ordres de Maljkovic, cinq matches à la sauvette en début dâexercice 1992-1993, en tant que joker médical de Jurij Zdovc. Un passage éclair mais remarqué, à plus de 14 points de moyenne. Ceci est pour lâanecdote. Le fond de lâaffaire est ailleurs, plus profond, dans une posture austère, une exigence froide, des convictions incassables, où il semble avoir scellé le trésor. Aux premiers temps, cela va désarçonner le groupe et lever les boucliers de lâinimitié. « Physiquement, la préparation est très dure. à Font-Romeu, on va faire le footing à 6 heures du matin, sans petit déjeuner. On est tous très surpris. On pense quâil est complètement barjot ! Il nous dit : âMa porte est ouverteâ, mais en fait, elle est fermée. Il est intraitable. On souffre beaucoup au début », raconte Jean-Philippe Méthélie.
De par son statut de capitaine, Yann Bonato est au parfum. Il doit adhérer, relayer, ne pas broncher. « La relation avec Ivanovic est très professionnelle, très respectueuse. Câest un jeune coach, qui nâa pas encore le recul par rapport à la quantité. Physiquement, je trouve cela exagéré. Mais je sais pourquoi. Câest mon troisième ou quatrième coach âyougoâ. Je sais ce quâil attend de moi. Dès le début de saison, il me parle dâexemplarité. Câest très pro », se souvient Bonato. Très vite, Dusko Ivanovic attire les foudres et concentre la fronde en sourdine de la quasi-totalité de lâéquipe. Mais il nâen a que faire. Lâemprise est presque totale, sans concession. Le coach a les codes. Il sây tient. Dans lâavion, il somnole le buste droit, les bras croisés. Ce nâest pas un simulacre, câest une partition. Quand le club implose, il nây a quâun endroit où la déflagration nâest pas entendue, où lâon souffle la vie, câest au palais des sports de Beaublanc. Là -bas, chaque samedi on joue les pièces mises en scène par Dusko Ivanovic. Pour tous, cette saison est dâabord une incroyable aventure humaine, une quête dâabsolu dans un lacis de sentiments contraires. Câest précisément ce qui va tendre et forger la relation entre le coach et ses joueurs tout au long de lâannée et, plus radicalement encore, à partir de janvier quand, autour de lâéquipe, câest la débandade. Lâavenir est en lambeaux, le SRPJ cogne aux portes et pourtant, dans lâintimité dâun vestiaire où lâon vitupère sans cesse contre un entraîneur tortionnaire, lâéquipe est en train de se fabriquer un destin. Au cÅur de la tempête, elle gagne huit matches dâaffilée entre la mi-janvier et la mi-février, accepte une baisse de salaires drastique et les joueurs se soudent les uns aux autres.
Ivanovic, lui, ne cède rien, ne concède rien. à Kiev, malgré un succès de plus de 20 points et une qualification en quarts de finale de la Korac, il fait lever ses hommes à 7 heures du matâ, pour deux heures dâentraînement avant de décoller ! «Je me souviens, on a travaillé la défense de zone, se marre Stéphane Dumas aujourdâhui. On lâinsultait à tue-tête, on en avait marre de sâentraîner sans salaire quasiment. Lui disait que ne pas être payé nâétait pas une excuse pour ne pas sâentraîner. » Au tour suivant, au retour dâAnkara, après un réveil à 4 heures du matin et plus de neuf heures de trajet, Ivanovic ne lâche pas ses hommes sur le tarmac et emmène illico sa troupe pour deux heures dâentraînement à Beaublanc. Sans un mot ou presque.
« On lâappelait le requin ! Il avait une tête impassible, jamais un sourire. Dans le vestiaire, pour nous rassurer, âJean-Phiâ (Méthélie) nous disait : âIl ne peut pas nous tuer les gars, il ne peut pas nous tuer !â Chaque fois quâon mettait le cul sur le terrain, on savait quâon allait en chier. Et quand on croyait que câétait fini, câétait son poisson-pilote (lâassistant Drasko Prodanovic) qui prenait le relais : âAllez encore cinq minutes, petits, cinq minutes !â Câétait les minutes yougoslaves, ça durait une demi-heure, câétait du physique, des sauts, des montées de gradins, tu avais juste envie de lâinsulter », raconte David Frigout. Lâhistoire sera rude et chahutée avec Marcus Brown. Lâarrière star du CSP, qui sâest rompu les ligaments croisés du genou une grosse année auparavant, est ici en réhabilitation. En quête de jeu, pas pour martyriser son corps. Les deux hommes sâopposent verbalement, fréquemment. Vingt ans plus tard, Marcus Brown ne nourrit aucune rancÅur. Même sâil nâa pas tout compris, il ne retient que la grande histoire. « Son job était de coacher, mon job était de jouer. Il pensait dâune certaine manière, je pensais dâune autre. On venait de deux mondes différents, mais le basket est universel. Tu nâas pas besoin de parler le même langage pour comprendre le travail qui doit être fait. Et on a fait le travail », résume aujourdâhui lâentraîneur de West Memphis (HS), son ancien lycée.
La relation est sur un fil. Ce sont des funambules. Fin mars, à Malaga, quand le CSP remporte la Coupe Korac, validant ainsi le travail enduré jusquâici, il y a dans les gestes de joie et les éclats de bouteille dâeau le désir, à peine voilé, de se défouler, dâévacuer. La cible choisie naturellement est le coach. « On a tous pris une bouteille dâeau, on a défoncé Dusko comme des cons ! On lâa aspergé avec tout ce qui nous passait sous la main. Mais il y avait des jets dâeau qui partaient un peu violemment» , concède Frigout. « Câest sans doute un peu mesquin, quand on lui jette les bouteilles dans le vestiaire, mais câest tout ce que lâon peut faire. Il a été très durâ¦Â», résume Méthélie. Sur le moment, il y a un sentiment en lisière de la haine. Dâautant quâà chaque retour de déplacement, Ivanovic, lâhomme qui, avec ses joueurs, ne termine jamais ses phrases par un sourire, embrasse comme du bon pain sa femme venue le « cueillir » à lâaéroport de Bellegarde à Limoges. « Il lâenlace, il lui roule une putain de pelle, un truc de malade ! On était sur le cul. Ce nâest pas le gars quâon connaît, qui vient de te laminer pendant des mois, dans tous les sens. Câest surréaliste ! », conte Frigout. « Ce quâil ne nous donnait pas à nous, il le donnait à sa famille. Un robot sur le terrain, de la guimauve dans la vie», confirme Fred Weis.
Mais dans ce rapport de force entretenu, accepté il y a, en creux, une réelle forme de clairvoyance de part et dâautre. Quand Ivanovic martèle, il y a vingt ans : « Câest obligatoire de sâentraîner dur. Si on ne sâentraîne pas dur, on nâest pas prêts, on ne peut pas jouer.» Vingt ans après, les joueurs confessent unanimement que câest bien ce bonhomme aux contours rudes qui les a portés là -haut. Dans lâopposition et la grogne, il leur a forgé un mental, comme le reconnaît Fred Weis aujourdâhui : « Dusko Ivanovic a été exceptionnel. On avait besoin dâun guide et lui nous a tellement verrouillés que finalement on jouait au basket, on était des machines. Câétait bon pour nous, de le détester. Sans cela nous nâaurions pas pu avancer. Sâil avait fait autrement, sâil nâavait été que dans le ressenti et lâaffectif, on aurait explosé en vol. Je remercie Dusko Ivanovic dâavoir été comme ça. Avec le recul, je me dis quâil a eu mille fois raison. Sur le coup, tâes pas payé, tâes stressé, ça ne va pas, tu as besoin dâune tête de Turc : le coach ! Le coach, câest un connard, il nous fait trop travailler. En réalité, il était surtout notre moteur. Merci Dusko, je ne sais même pas comment lui dire⦠»
Et puis, techniquement, tactiquement, le bonhomme est un pointu, un expert. Si Limoges ne présente pas un jeu chatoyant, en revanche tout est pensé, étudié. « Le jeu était très simple, la hiérarchie parfaitement définie. Chacun respectait son rôle », résume Stéphane Dumas. Seul joueur, avant cette saison irréelle, à avoir gagné des titres, Jean-Philippe Méthélie admet que les succès du CSP, cette année-là , ont été bâtis en grande partie par son entraîneur : «On sait tous ce quâon lui doit et on lui doit beaucoup. Il était tellement pointu dans son truc. Un tel niveau de perfection sur chaque joueur, je nâai jamais vu ça, ni avant ni après dans ma carrière.» Pour Yann Bonato, Dusko Ivanovic était de la grande école « yougoslave ». Il avait la fibre. « Ce nâest pas un basket flamboyant, câest un basket âyougoâ, un basket de stratégie, qui te prépare pour les grands matches. Tout ce quâil nous demande, au sens tactique, est dâune précision, dâune intelligence. Dès quâil nous parle de jeu, jâai un immense respect », avoue le capitaine limougeaud, qui devra attendre le dernier match de la saison, celui du sacre de champion à Villeurbanne, pour que son coach le prenne enfin dans ses bras, à quarante secondes de la fin.
Dusko Ivanovic connaîtra dâautres succès ensuite. à Vitoria notamment, où il disputera deux finales dâEuroligue (2001, 2005) et remportera deux titres de champion dâEspagne (2002, 2010). Mais, vingt ans plus tard, lâaventure limougeaude cogne toujours comme une émotion vive, un peu troublée dâailleurs. Ivanovic a visiblement souffert de cette image froide dans laquelle il fut souvent dépeint. Câest par écrit quâil sâest un peu livré, préférant ne pas trop en parler. « Le CSP Limoges a réussi un des plus gros exploits dans lâhistoire du basket, et même dans le monde du sport en général. Câest une histoire de réussite sportive, mais aussi dâabnégation, de noblesse, de force mentale et physique, de moral, mais aussi de sacrifice sportif. En bref, câest une histoire de culmination tant sur le plan sportif que le plan humain. Je porterai toujours le CSP Limoges, la ville de Limoges et les gens que jâai côtoyés dans mon coeur. Après tant dâannées, tous les acteurs et les spectateurs ont évidemment leur propre vision de cette histoire, car elle a été vécue à travers des points de vue très différents. Ceci dit, je suis sûr que toutes ces histoires, quelles quâelles soient, sont toutes belles », écrit-il. La sienne lâest donc aussi...
Un grand club ne meurt jamais.